Faisant preuve de prudence et de pragmatisme, la Cour fédérale relève des « lacunes » dans l’évaluation environnementale de l’installation de Darlington, retire le permis et ordonne un réexamen

Dans une décision rare (de plus de 200 pages), la Cour fédérale du Canada a retiré le permis accordé à Ontario Power Generation (OPG) pour la construction de nouvelles unités de production d’énergie nucléaire sur l’emplacement actuel du complexe nucléaire de Darlington et a ordonné que l’évaluation environnementale (EE) en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale soit renvoyée à la commission concernée pour un nouvel examen, y compris pour corriger certaines « lacunes » dans l’analyse effectuée dans le cadre de cette EE.

Introduction

Le 14 mai 2014, la Cour fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Greenpeace Canada v. Attorney General of Canada, 2014 FC 463. Le recours, introduit par des organisations non gouvernementales environnementales, contestait la proposition d’OPG de construire jusqu’à quatre nouveaux réacteurs nucléaires dans le cadre du projet fédéral de nouvelle centrale nucléaire de Darlington (le projet). La décision a porté sur deux demandes de contrôle judiciaire :

contestation de la pertinence de l’EE fédérale du projet en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (LCEE 1992)1;

contestation du permis de préparation de l’emplacement du projet (permis) fondée sur le non-respect des exigences de la LCEE 1992 et de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires (LSRN).

Résumé des faits

En juin 2006, OPG a demandé l’autorisation de construire une nouvelle installation de production nucléaire sur l’emplacement actuel du complexe nucléaire de Darlington, à Clarington (Ontario). Le projet, qui prévoit la construction, l’exploitation, le déclassement et l’abandon de réacteurs nucléaires et la gestion des déchets conventionnels et radioactifs associés, a déclenché une EE en vertu de la LCEE 1992 et du Règlement sur la liste d’inclusion. Le projet constituait la première proposition de construction d’une nouvelle centrale proposée au Canada depuis plus d’une génération, soit la première depuis la promulgation de la LCEE 1992, et la première à utiliser éventuellement de l’uranium enrichi comme combustible.

L’EE du projet a été confiée à une commission d’examen conjoint (la commission) composée de trois membres qui avaient notamment pour mandat : (a) d’effectuer une EE du projet fondée sur l’étude d’impact environnemental (EIE) préparée par OPG; (b) d’examiner la demande de permis d’OPG. Le processus d’EE a sollicité la participation du public, des groupes autochtones, de la CCSN et de ministères et organismes fédéraux et provinciaux, notamment par le biais d’audiences publiques et d’observations écrites.

Comme OPG n’avait pas encore opté pour une conception particulière de réacteur pour le projet, plusieurs conceptions possibles de réacteurs utilisant l’approche de l’enveloppe de paramètres2 ont été examinées dans le cadre de l’EIE, de même que par la commission. Cet examen portait sur  la conception du réacteur et les paramètres liés au site de façon à tenir compte des incidences potentielles les plus susceptibles de nuire à l’environnement.

Le 25 août 2011, la commission a publié son rapport (le rapport), qui concluait que le projet n’est pas susceptible d’entraîner des effets négatifs importants sur l’environnement si les recommandations de la commission sont suivies et les engagements d’OPG sont respectés. Le rapport indiquait que si le projet devait aller de l’avant, la technologie de réacteur choisie doit être jugée conforme [à l’approche de l’enveloppe de paramètres et] aux exigences réglementaires et aux hypothèses, conclusions et recommandations de l’EE. Si la technologie de réacteur choisie devait être fondamentalement différente de celles qui ont été évaluées par la commission, le rapport stipulait que l’EE ne s’appliquerait pas, et une nouvelle évaluation environnementale devrait être effectuée. Pour faire avancer le projet, le ministre des Ressources naturelles a accepté le 2 mai 2012 le rapport au nom du gouvernement fédéral et le 17 août 2012, la CCSN a délivré le permis de dix ans à OPG.

La décision

L’évaluation environnementale

Les demandeurs ont contesté l’EE pour plusieurs raisons. Leur position générale était que, lors de la réalisation de l’EE, la commission n’a pas respecté les exigences obligatoires de la LCEE 1992 ni son propre mandat.

Plus précisément, les demandeurs ont fait valoir que la LCEE 1992 exigeait de la commission qu’elle adopte une approche prudente et restrictive à l’égard des évaluations environnementales, décrivant la LCEE 1992 comme la loi fédérale qui permet « de réagir avant de se lancer » et l’approche adoptée par la commission dans le cadre de l’EE comme l’opposé, soit « de se lancer à l’aveuglette ».

Plus particulièrement, les demandeurs ont contesté l’adoption de l’approche de l’enveloppe de paramètres par la commission, en faisant valoir que cette approche ne permet pas une analyse significative et, par conséquent, invalide l’EE. Ils estimaient qu’en adoptant l’approche de l’enveloppe de paramètres, la commission n’a pas examiné le « projet » au sens de la LCEE 1992, car la nature particulière du travail physique à entreprendre n’a pas été précisée. Ils ont allégué qu’il n’était pas possible d’effectuer une EE qui satisfait aux exigences de la LCEE 1992 – et qui évalue convenablement les effets sur l’environnement – lorsque la technologie de réacteur n’a pas été choisie et que d’autres composantes principales du projet, comme la présentation de la conception du site, le choix du système de refroidissement, le choix des installations de stockage du combustible nucléaire irradié et l’option pour la gestion des déchets rétroactifs, n’ont pas été précisées.

De plus, les demandeurs ont fait notamment valoir qu’il y avait un certain nombre de lacunes en matière d’information dans le rapport, d’une ampleur telle que la commission n’a pas tenu compte des effets environnementaux, comme l’exige la LCEE 1992. Par exemple, les demandeurs ont soutenu que la commission n’a pas correctement évalué les émissions potentielles de substances dangereuses. Ils ont également fait valoir que la conclusion de la commission – selon laquelle les déchets radioactifs et le combustible irradié n’étaient pas susceptibles d’entraîner des effets négatifs importants sur l’environnement – n’avait aucun fondement factuel. D’après les demandeurs, la commission a simplement recommandé d’effectuer ultérieurement une étude et une analyse de la question des déchets radioactifs, en acceptant les éléments d’information d’OPG selon lesquels des options d’atténuation efficaces et pratiques seraient disponibles au besoin dans l’avenir.

Toutefois, après avoir entrepris un examen long et exhaustif des divers aspects techniques de l’EE, la Cour a fini par rejeter l’argument général des demandeurs concernant l’insuffisance supposée de l’EE et de l’approche de l’enveloppe de paramètres, en estimant que la LCEE 1992 ne comporte aucune méthode normative pour effectuer une évaluation, de telle sorte qu’une technologie de réacteur particulière n’a pas à être choisie et précisée pour rendre l’EE valable, surtout compte tenu du fait qu’une EE doit être effectuée aussitôt que possible au stade de la planification d’un projet désigné.

La Cour a néanmoins jugé que l’EE de la commission n’a pas respecté la LCEE 1992 relativement à trois aspects :

l’insuffisance dans l’analyse de l’approche de l’enveloppe de paramètres concernant les émissions de substances dangereuses et les déchets non radioactifs, de telle sorte que la commission a pris un raccourci en n’évaluant pas les effets et en procédant directement à l’examen des mesures d’atténuation, ce qui fait qu’on peut se demander si la commission a examiné les effets du projet à cet égard. Rien dans ce rapport n’indique qu’une évaluation qualitative des effets des rejets de substances dangereuses a été effectuée;

la gestion à long terme et l’élimination des déchets radioactifs (p. ex., le combustible nucléaire irradié et usé que le projet devrait générer); en effet, la commission n’a fourni aucune analyse de la faisabilité de gérer et de stocker à perpétuité le combustible nucléaire irradié à la centrale de Darlington. Cette question n’a donc pas reçu toute l’attention requise par la commission;

le report de l’analyse d’un accident grave de « cause commune » impliquant les réacteurs actuels et nouveaux à l’installation de Darlington.

Fait important à noter, le recours prévu par la Cour ne comprend pas l’annulation du rapport. La Cour renvoie plutôt l’affaire à la commission pour procéder à un réexamen et corriger les lacunes qu’elle a constatées. Tant que les lacunes ne sont pas corrigées, la mise en œuvre du projet, en tout ou en partie, ne sera pas permise.

L’annulation du permis

La Cour a estimé qu’étant donné qu’une EE valable est une condition préalable à la délivrance d’un permis, et comme l’EE ne se conformait pas à la LCEE 1992, le permis est donc invalide. Quant aux recours, cela signifie que : (a) le permis est annulé et (b) la CCSN (ainsi que les ministères Pêches et Océans et Transports Canada) ne peut délivrer un autre permis ni une autre autorisation tant que la commission n’a pas corrigé les lacunes du rapport. Ce recours est conforme à la jurisprudence de la Cour fédérale3. La Cour a toutefois rejeté l’argument des demandeurs selon lequel le permis contrevient à la LSRN.

Discussion

Déférence envers la commission

De façon générale, il est rare qu’un contrôle judiciaire d’une évaluation effectuée par une commission en vertu de la LCEE 1992 (compte tenu de l’expertise des membres de telles commissions, de la déférence qu’on leur accorde habituellement, du volume des éléments de preuve pris en compte et de la complexité de l’EE) en vienne à se prononcer sur la façon dont les questions particulières faisant l’objet de l’examen sont traitées par la commission. À cet égard, la Cour a constaté qu’il existe une présomption selon laquelle l’interprétation et l’application de la LSRN et de la LCEE par la commission seront examinées selon la norme du caractère raisonnable (appelant à exercer une plus grande déférence).

La Cour a été claire sur la loi : le tribunal qui effectue le contrôle ne devrait pas se conformer comme une « académie des sciences » ni émettre des commentaires sur les principes ou les approches d’EE; il doit plutôt chercher à déterminer si la commission s’était conformée au cadre législatif et à la jurisprudence applicable.

Toutefois, dans ce cas-ci, la Cour a adopté une démarche pratique, en constatant que des aspects particuliers de l’EE comportaient des lacunes et étaient donc non conformes à la loi applicable.

Le principe de précaution

À première vue, cette décision peut sembler une réaffirmation vigoureuse du principe de précaution4 : la Cour a constaté que trois aspects de l’EE n’abordaient pas suffisamment les incertitudes de l’avenir si bien qu’un réexamen s’est avéré nécessaire. Toutefois, le ton général de la Cour a fait preuve d’une certaine déférence à l’égard de la commission, en reconnaissant que les EE supposent un équilibre entre la prudence et le pragmatisme, et que cette EE particulière était difficile compte tenu de l’ampleur et de la longévité prévue du projet.

Le réexamen : un recours adéquat

La décision de la Cour fédérale réaffirme le concept suivant lequel la Cour ne devrait pas simplement annuler ou « rejeter » l’ensemble d’un rapport d’EE, ou l’analyse effectuée par une commission ou des décideurs dans le cadre d’une EE. Lorsque la Cour constate des lacunes ou des erreurs dans une EE, elle doit plutôt renvoyer ces questions à la commission pour qu’elle procède à un (ré)examen.

Les conséquences pratiques : un dos d’âne, mais non un barrage routier

Même si la décision de la Cour n’a pas de conséquence immédiate, l’Ontario ayant déjà reporté indéfiniment le projet, le Cabinet fédéral n’a pas compétence pour donner une autorisation quelconque ou pour prendre toute autre mesure qui permettrait le démarrage du projet, en tout ou en partie, tant que la commission n’a pas terminé son réexamen. Cela ne signifie pas que le projet ne peut pas être réalisé; des mesures supplémentaires sont plutôt exigées afin de satisfaire aux exigences législatives en vigueur pour l’EE. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un barrage routier, mais plutôt d’un « dos d’âne » sur la route du processus de réglementation, qui nécessitera plus de temps, ainsi qu’une analyse et un examen plus poussés.

* Terri-Lee Oleniuk (Calgary), Jennifer Fairfax (Toronto) et Patrick Welsh (Toronto) pratiquent au sein du groupe du droit environnemental, du droit réglementaire et du droit autochtone au cabinet Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l. Une version précédente de cet article rédigé par Richard J. King, Richard Wong, Jennifer Fairfax, Thomas D. Gelbman et Lindsay Rauccio a été publiée dans les actualités Osler sous le titre suivant : « Federal Court Revokes Darlington Nuclear Preparation Licence Based on “Gaps” in Environmental Assessment » (en anglais seulement) (18 juin 2014) (en ligne : Osler <http://www.osler.com/NewsResources/Federal-Court-Revokes-Darlington-Nuclear-Preparation-Licence-Based-on-Gaps-in-Environmental-Assessment/>).

  1. La LCEE 1992 a été remplacée par la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, 2012 (LC 2012, c 19, art 52) le 6 juillet 2012.
  2. Également connue sous le nom de « l’approche de la délimitation » ou le « scénario de délimitation »
  3. Imperial Oil Resources Ventures Limited v Canada (Fisheries and  Oceans), 2008 CF 598 6.
  4. « Un développement durable implique des politiques fondées sur le principe de précaution. Les mesures adoptées doivent anticiper, prévenir et combattre les causes de la détérioration de l’environnement. Lorsque des dommages graves ou irréversibles risquent d’être infligés, l’absence d’une totale certitude scientifique ne devrait pas servir de prétexte pour ajourner l’adoption de mesures destinées à prévenir la détérioration de l’environnement. » Consultez la définition du « principe de précaution » de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville) 2001 CSC 40 au paragraphe 31 qui fait référence à la définition du principe de la Déclaration ministérielle de Bergen sur le développement durable (1990). Consultez également Jamie Benidickson, Environmental Law, 4e ed, Toronto, Irwin Law Inc, 2013 aux pp 24-26.

Laisser un commentaire